L’Equateur sort avec soulagement lundi d’une crise sociale sans précédent, marquée par des manifestations violentes et une paralysie de 12 jours, mais la facture, tant économique que morale, va être lourde pour le pays andin.

Des milliers d’habitants ont fêté dimanche soir dans les rues de Quito l’accord entre le mouvement indigène, fer de lance de la contestation, et le gouvernement du président Lenin Moreno, qui a accepté de retirer son décret controversé supprimant les subventions au carburant.

Mais vient désormais l’heure des comptes.

Le pays a été à l’arrêt pendant près de deux semaines, entre blocages de routes, écoles fermées, transports publics quasi inexistants et puits pétroliers d’Amazonie à l’arrêt, ce qui a suspendu la distribution de près de 70% de la production de brut.

Il a aussi été secoué par une vague de manifestations dont le bilan est lourd: sept morts, 1.340 blessés et 1.152 arrestations, selon le bureau du Défenseur du peuple, organisme public de défense des droits.

Rien qu’à Quito, le bâtiment de l’Inspection des finances a été incendié par des manifestants masqués, de même que les locaux de la chaîne Teleamazonas. De nombreux édifices ont subi des dommages lors des affrontements avec les forces de l’ordre.

Dimanche, avant qu’une issue à la crise ne soit trouvée, la Chambre de commerce de Quito prévenait: « le blocage de routes, les attentats contre les entreprises, l’interruption de services basiques, les dégâts contre les puits pétroliers et les stations de pompage de pétrole provoquent des pertes de plus de 200 millions de dollars par jour, ce qui affecte directement l’emploi et l’économie de tous les citoyens ».

– Moins de touristes –

Le tourisme, troisième source de revenus de l’Equateur derrière l’exportation de bananes et de crevettes, figure parmi les secteurs touchés. En 2018, le pays a reçu 1,4 million de touristes, 11% de plus qu’en 2017, pour des recettes de 2,4 milliards de dollars.

Ces derniers jours, beaucoup de compagnies aériennes ont annulé leurs vols vers ou depuis Quito, et de nombreux hôtels ont souffert d’annulations de touristes étrangers effrayés par la situation chaotique.

« Les pertes sont d’environ cinq millions de dollars par jour », a déclaré dimanche à la télévision la ministre du Tourisme, Rosi Prado del Holguin.

L’exportation de fleurs coupées, autre grande activité de l’Equateur, a elle aussi souffert.

L’association nationale de producteurs et exportateurs de fleurs, Expoflores, s’est déclarée en état d’urgence, évoquant des pertes de plus de 30 millions de dollars affectant les 300.000 familles travaillant dans ce secteur.

Les mesures annoncées début octobre par le président Moreno, en échange d’un prêt du Fonds monétaire international (FMI) de 4,2 milliards de dollars, visaient justement à redresser une économie plombée par un déficit de 1,5 milliard de dollars (près de 5% du PIB), pour une dette publique en forte hausse, à 36,2% du PIB.

La suppression des subventions au carburant devait réduire le déficit à 230 millions (sous les 1%) et permettre d’atteindre un excédent budgétaire en 2020.

Désormais, « avec l’annonce que le décret sera remplacé par un autre, cela signifie probablement que l’économie ne sera pas aussi grande qu’attendue », observe Alberto Acosta Burneo, analyste économique.

Mais « ne prendre aucune mesure n’est pas une alternative, car ce serait une grande infraction à l’accord noué avec le FMI et les fonds n’arriveraient plus ».

– F(r)acture morale –

Plus difficile à évaluer, la facture morale d’une telle crise est pourtant réelle. De nombreux manifestants se sont par exemple dits choqués par la forte répression policière.

« Ils sont en train de nous tuer, on est en guerre! », s’inquiétait l’un d’eux samedi, visage masqué par un foulard.

« Où sont les mères de ces policiers, les fils, les frères? Ils ne leur disent pas d’arrêter de nous tuer? », criait aussi, en larmes, Nancy Quinyupani, une indigène.

Les indigènes, qui représentent un quart de la population, ont également exprimé, lors de cette crise, une rancoeur plus large, envers les classes aisées et les médias dont ils se disent absents.

Pour Pablo Romero, expert de l’Université Salesiana de Quito, au-delà de la « victoire symbolique » pour cette communauté qui a réussi à faire plier le gouvernement, il y aussi une « grande perte »: « Quito va regarder le monde indigène avec méfiance, voire avec colère ou ressentiment ».

Car « la destruction de Quito, même si cela a pu être le fait de (casseurs) infiltrés, les habitants vont l’associer avec le monde indigène ».

Au final, la crise « a exacerbé encore plus le racisme et le racisme de classe. Il y a une fracture qui sera très difficile à combler », regrette-t-il.