Mal-être de la jeunesse, mépris des élites, chômage de masse: « La Casa del Mouradia », chant de supporters d’un club algérois composé en 2018, est devenu l’un des hymnes des manifestants contre la prolongation du mandat de l’ex-président algérien Abdelaziz Bouteflika, et plus largement du « système » au pouvoir.
Depuis le 22 février, début d’une vague de contestation sans précédent, la même scène se produit à chaque fois dans les principales villes d’Algérie: femmes, étudiants, retraités, ou simples fans de football, tous entonnent à un moment donné la chanson composée par le groupe de supporters de l’USM Alger « Ouled el-Bahdja » (Les enfants d’Alger). Comme si le stade s’était déplacé dans la rue.
Extraits: « Le premier [mandat], on dira qu’il est passé, ils nous ont eu avec la décennie [noire]/Au deuxième, l’histoire est devenue claire, la Casa d’El Mouradia/Au troisième, le pays s’est amaigri, la faute aux intérêts personnels /Au quatrième, la poupée est morte et l’affaire suit son cours (…)/Le cinquième [mandat] va suivre, entre-eux l’affaire se conclut. »
Si le cinquième mandat n’a finalement pas eu lieu, le chant reste au coeur des « vendredire », manifestations de masse ininterrompues ayant lieu en fin de semaine, contre le régime.
« Quand la plupart des manifestants l’ont entendu, ils se sont dit : +OK, je peux la chanter aussi+ car ce n’est pas juste du football mais une chanson sociale », explique Maher Mezahi, journaliste spécialiste du football maghrébin.
– « Facile à retenir et à reproduire » –
Retour au printemps 2018. Pendant que les ultras du monde entier reprenaient à leur compte le chant révolutionnaire italien « Bella Ciao », remis sur le devant de la scène par l’incroyable succès de la série Netflix « La Casa de Papel », le groupe de supporter algérois s’est montré encore plus inspiré.
Comment ? En détournant son scénario original, l’organisation du braquage de la fabrique de monnaie nationale en Espagne, pour faire allusion au détournement d’argent public dont est accusé l’entourage du pouvoir algérien, le palais d’El Mouradia étant le siège de la présidence.
Un an après sa sortie, les vidéos du chant ont été visionnées plus de 10 millions de fois sur la plateforme YouTube.
« Avec l’arabe dialectal, les supporters utilisent un langage simple à retenir qui s’adressent à tout le monde. Ils veulent que cela soit moins élitiste, plus direct et représentatif de la population », explique Mahfoud Amara, professeur de sciences sociales et de management du sport à l’Université du Qatar.
« Il y a aussi le rythme particulier, le côté musical qui fait que cela est facile à retenir et à reproduire », ajoute le chercheur algérien, auteur d’une étude sur le sujet en 2012.
– Genre musical à part –
Fort de ce succès, « Ouled el-Bahdja » a sorti plusieurs nouveaux titres : « Ultima Verba », un hommage au poème éponyme écrit par Victor Hugo en exil, qui éreinte la tyrannie de Napoléon III, et surtout un « featuring » avec le rappeur-star Soolking, intitulé « La Liberté », qui totalise déjà plus de 120 millions de vues sur YouTube quatre mois après sa sortie. Un énorme carton !
D’où vient une telle créativité ? « Il y a essentiellement des jeunes chômeurs mais aussi des universitaires, qui participent dans l’écriture des chants avec une forme de poésie, et des inspirations venant du +chaabi+ (chant populaire), du rap, et d’autres formes de productions culturelles formelles ou informelles », explique Mahfoud Amara.
Si « La Casa del Mouradia » est devenue la référence du genre, au point d’être reprise en Egypte par les supporters des « Fennecs » lors de la CAN-2019, elle n’en est que la figure de proue d’un mouvement plus profond.
Corruption, problèmes de logement, « harragas » (jeunes qui prennent la mer en direction de l’Europe): du CS Constantine à l’USM El Harrach, une multitude de chants de supporters n’a cessé de se pencher sur ces maux depuis le début des années 2000.
Jusqu’à devenir, pour certains, des tubes commercialisés.
« Cela a aussi contribué à ce que ces chants traversent la société, et se démocratisent en allant en dehors du stade, souligne Mahfoud Amara. C’est quasiment devenu un genre musical en Algérie. »