Kibore Cheruiyot Ngasura n’était qu’un enfant quand sa famille a été violemment expulsée de ses terres ancestrales, sur les luxuriantes collines parsemées de plantations de thé de l’ouest kényan, et déportée pour toujours par les colons britanniques.

Quelque 85 ans plus tard, il se raidit encore à ce souvenir. Il se remémore la peur et la confusion de ses proches qui, marchant vers une destination lointaine et inconnue, suppliaient le superviseur blanc de leur donner des explications.

« Ils lui demandaient: +Qu’est-ce que nous avons fait de mal?+ Pourquoi est-ce que vous nous punissez comme ça? », raconte le vieil homme, âgé de 94 ans, seul survivant connu de cette déportation de masse survenue en 1934 à Kericho.

Ces questions, ceux qui ont été exilés pendant des décennies de la même manière par l’administration coloniale, dans cette région où les théiers ondulent au flanc de coteaux verdoyants, n’ont jamais par la suite cessé de se les poser.

Lassés d’être ignorés, ces membres des communautés kipsigi et talai ont fini par se tourner vers les Nations unies, pour leur demander d’ouvrir une enquête sur ce passé.

Les avocats britanniques et kényans des victimes doivent aller cette semaine à Kericho pour la première fois depuis qu’ils ont déposé une plainte formelle auprès de l’ONU accusant le gouvernement britannique de n’avoir rien fait pour réparer cette injustice coloniale.

Ils affirment que l’armée britannique et les administrateurs coloniaux ont recouru au viol, au meurtre, et aux incendies volontaires pour déposséder de larges bandes de terres arables ceux qui en détenaient les droits coutumiers, y voyant des violations des droits de l’homme dont personne n’a jamais répondu.

Les victimes – plus de 100.000 personnes ont signé la plainte auprès de l’ONU – demandent des excuses et des réparations pour les terres dérobées au fil des ans par les colons blancs, qui ont ensuite exploité les sols fertiles pour la culture du thé.

Kericho et ses alentours rassemblent certaines des terres agricoles les plus rentables du Kenya, mais les Kipsigi et les Talai n’en ont jamais tiré le moindre bénéfice.

– ‘Du sang dans le thé’ –

Ces terres sont aujourd’hui largement détenues par des multinationales comme Unilever, qui utilise le thé de Kericho pour la marque Lipton.

A Kericho, les expropriations ont commencé au début du 20e siècle, avant de s’accélérer après 1920 quand le potentiel de la région pour le thé a été connu.

« Il y a du sang dans le thé », lâche Godfrey Sang, un historien dont le grand-père a perdu ses terres, distribuées aux fermiers blancs. « Des gens ont été tués. Le bétail a été volé. Les terres ont été volées. Les femmes ont été violées (…) Et une culture (le thé) a été plantée », accuse-t-il.

Les avocats ayant saisi l’un des rapporteurs spéciaux de l’ONU Fabian Salvioli arguent que le Royaume-Uni, ancien pays colonisateur, est responsable en termes du droit international.

Un porte-parole du Foreign Office a indiqué que le Royaume-Uni soutenait le travail des rapporteurs et « répondrait de la manière appropriée » s’il était contacté par M. Salvioli.

Après avoir été chassés de leurs terres, les Kipsigi et Talai ont été placés dans des « réserves indigènes », sur des terres trop pauvres pour être cultivées et dans des conditions souvent déplorables.

Dans le cas de la déportation de 1934, le clan entier des Talai – des centaines de familles dont celle de Kibore, âgé alors de 10 ans – a été interné à Gwasi, une zone aride située à deux semaines de marche plus à l’Ouest.

« La vie était tellement dure. Les gens mouraient », raconte Kibore, revenu vivre depuis près de Kericho. Aujourd’hui, de nombreux Kipsigi et Talai, humiliés, n’ont ni maison ni terres.

« C’est très triste de voir où vous viviez autrefois et (de savoir) que vous en avez été chassés », remarque Joel Kimutai Kimetto, en regardant au loin avec nostalgie la colline où se trouvaient les terres de son père.

– ‘Propriété volée’ –

Un porte-parole d’Unilever Kenya a indiqué que la compagnie ne ferait pas de commentaire sur les demandes de réparation liées à la colonisation. Deux autres multinationales concernées, Williamson Fine Tea et James Finlay Limited, n’ont pas répondu aux requêtes.

« Avant tout, (ces compagnies) doivent reconnaître qu’il s’agit de propriété volée », fait valoir le gouverneur du comté, Paul Chepkwony, qui fait campagne depuis des années en faveur des réparations.

En mars, les Kipsigi et Talai ont obtenu une première victoire lorsque la Commission kényane des affaires foncières a reconnu qu’ils avaient subi un préjudice et demandé au Royaume-Uni de s’excuser.

Mais les efforts pour nouer le dialogue avec les autorités britanniques ont été infructueux, regrette Joel Kimutai Bosek, un avocat kipsigi.

Le Royaume-Uni a fait face ces dernières années à plusieurs demandes de réparation émanant de tout son ancien empire colonial.

En 2013, après une longue bataille judiciaire, Londres avait accepté d’indemniser financièrement plusieurs milliers de Kényans soumis à des mauvais traitements par l’administration coloniale pendant l’insurrection des Mau Mau, dans les années 1950.

Au soir de sa vie, Kibore n’attend que des excuses avant de mourir. Après ça, plaide-t-il, « on serrerait la main des Britanniques et on oublierait le passé ».