Amour lesbien, exploitation sexuelle, hégémonie masculine… dans « Churails » (sorcières en ourdou), tous les personnages principaux sont des femmes, en lutte contre le patriarcat. Une posture inédite au Pakistan, que cette première série en streaming, briseuse de tabous, dérange.

Deux femmes aisées et deux représentantes du peuple, chacune brisée par un homme, ouvrent ensemble une agence de détectives pour traquer les maris infidèles, sous le couvert d’un magasin de vêtements halal. Dix épisodes plus tard, elles terrassent une organisation aussi macho que criminelle.

La polémique est venue d’une scène aux dialogues crus, qui ont choqué des âmes sensibles, souvent masculines, sur les réseaux sociaux.

« J’ai dû masturber deux fois par jour un homme de deux fois mon âge » afin d’être embauchée, explique une cheffe d’entreprise dans la série. « Ensuite, j’ai dû faire beaucoup plus pour devenir réceptionniste. Puis je suis devenue styliste. Et enfin sa femme. »

Des tweets courroucés ont provoqué un retrait en octobre de la série au Pakistan « en conformité avec une directive » des autorités, selon son diffuseur, Zee5. Churails a ensuite été « rétablie » après que les points litigieux ont été « traités », a fait savoir la plateforme indienne de streaming dans un communiqué.

La scène abordait pourtant « une urgence », « l’exploitation des femmes sur leur lieu de travail, en particulier les plus défavorisées », observe Mehar Bano, l’une des actrices phare de la série.

Mais dans un pays où « la culture de l’interdiction » est forte et beaucoup de problèmes sont dissimulés », la « brigade de la morale » a imposé ses vues, soupire-t-elle. Et de s’interroger : « comment régler une question dont on ne parle pas ? »

 

– « Miroir » –

 

La liste des tabous violés par la série paraît de fait interminable. Inceste, homosexualité, alcoolisme… « Je voulais mettre un miroir devant notre société », explique Asim Abbasi, le réalisateur. Par Churails, uniquement diffusée sur le web, « je voulais faire entendre les voix de ces femmes que je n’avais jamais vues ou entendues à la télévision ».

Mais de telles images ont choqué dans un pays abonné aux contenus aseptisés, où les séries sont souvent construites autour d’une intrigue inébranlable : les relations houleuses entre une mère au foyer et sa belle-mère acariâtre.

En janvier 2019, le régulateur pakistanais avait appelé les chaînes à s’abstenir de diffuser du contenu ne dépeignant pas « l’image de la vraie société pakistanaise », notamment « les scènes de lit » ou les « caresses ».

« Je reçois beaucoup de messages comme quoi je rends glamour l’immoralité », regrette Asim Abbasi. Mais « parler d’un problème ne veut pas dire le glorifier », se défend le réalisateur, qui voulait au contraire « lancer un dialogue » sur ces sujets.

Le moment paraît mal choisi, alors que les autorités pakistanaises ont entamé ces derniers mois une croisade contre l' »indécence » et « l’immoralité ».

L’application de partage de vidéos TikTok, extrêmement populaire dans le pays, a été interdite dix jours en octobre sur ces critères. Tinder, Grindr, et d’autres apps de rencontres sont bloquées depuis septembre. Une publicité pour un biscuit dans laquelle dansait une actrice renommée a connu le même sort.

 

– ‘Forces conservatrices’ –

 

« Ces interdictions vont fortement impacter le secteur technologique au Pakistan », regrette l’ex-ministre de l’Information et actuel ministre des Sciences, Fawad Chaudhry, qui se dit « en désaccord » avec son gouvernement sur le sujet.

« Il est impossible de définir l’indécence. Chaque personne a sa propre définition », remarque-t-il.

« Des gens ayant le contrôle sur leur corps et leur esprit, c’est quelque chose qui fait peur aux autorités », réagit Harris Khalique, le secrétaire général de la Commission nationale des droits de l’Homme pakistanaise, pour qui « les libertés personnelles sont connectées aux libertés politiques ».

Or « les forces conservatrices se manifestent au travers de leur misogynie » au Pakistan, république musulmane où les voix progressistes sont minoritaires, remarque-t-il.

La censure s’est fortement accentuée en 2018 avec l’arrivée au pouvoir d’Imran Khan, ex-champion de cricket au passé de playboy, qui a ensuite opéré un virage religieux.

Plusieurs ouvrages jugés controversés ont également été retirés de la vente. En octobre dernier, une exposition sur les exécutions extrajudiciaires commises par la police de Karachi a été détruite deux jours après son ouverture.

La liberté de créer suit une trajectoire « terrible », juge Hasan Zaidi, ancien dirigeant du Festival du film de Karachi, qui compare la période actuelle avec le régime liberticide du dictateur Zia ul-Haq (1977-1988). « Il y a une érosion lente mais graduelle du nombre de choses dont on peut parler. »

« Nous vivons dans le mensonge. Nous vivons dans le déni », s’insurge Sarwat Gilani, une autre actrice de Churails. Dans cette série, « nous ne racontons pas l’histoire d’un autre pays, mais celle de notre peuple », poursuit-elle, fière de porter désormais son titre de sorcière « comme une couronne ».